Le conflit salarial en cours chez Air France est exemplaire à plus d'un titre. Conflit classique, sur la question salariale. Mais premier conflit d’ampleur depuis l’adoption des ordonnances censées bouleverser l’ordre juridique dans les entreprises.
Rappelons les faits :
Après un blocage des salaires depuis 2011, les organisations syndicales demandent - exigent serait le terme approprié - une augmentation générale de 6% dès 2018 (et 4,7% en plus pour les pilotes).
Paradoxe : en février de cette année, la direction a signé un accord salarial, mais avec 2 syndicats seulement, qui plus est minoritaires1, la CFDT et la CFE-CGC CGE.
Les autres syndicats, formant une intersyndicale majoritaire, ont fait jouer leur droit d’opposition à cet accord comme le prévoit le code du Travail2 et exigent depuis lors une augmentation de 6% au titre de compensation de l'inflation depuis 2011.
Nous en sommes maintenant à 11 ou 12 journées de grève et d’autres sont annoncées.
La direction a tardé à réengager des négociations, semblant vouloir s'adresser dans un premier temps uniquement aux pilotes.
Sans chercher à savoir si la revendication est juste, ou si la réponse de la Direction est cohérente, quelques réflexions :
¨ Cette fois-ci, toutes les catégories sont sur le pont. Pour la plupart, les salariés ont accepté des sacrifices au titre des plans de restructuration précédents. Mais, les résultats s’améliorant, ils estiment qu’il existe du « grain à moudre » en terme de salaire au nom du concept de « retour à bonne fortune »
¨ La direction prétend que les salaires n'ont pas stagné pendant la période de gel : les primes « exceptionnelles », les augmentations automatiques dues à l'ancienneté dans l'entreprise ou dans le poste, les promotions, ont continué. C'est sans doute vrai. Mais ces mesures ont beaucoup moins d'impact qu’une augmentation générale, elles ne sont pas négociées, elles résultent d’accords déjà signés, elles sont individuelles, donc opaques ou invisibles
La direction a pris un triple risque :
- en méconnaissant l’importance du salaire pour les salariés, surtout dans une entreprise au sein de laquelle les salaires connaissent une très forte disparité3
- en pensant qu’un accord minoritaire allait suffire à faire partager sa conviction : même si les résultats 2016 et 2017 sont bons, il faut encore continuer à mener une politique rigoureuse de la masse salariale pour préserver ces résultats et les améliorer encore, de manière à consolider la compétitivité d’Air France et en assurer développement et pérennité
- en ne rouvrant pas la négociation dès l'opposition des syndicats majoritaires. Certes, elle ne voulait pas désavouer les syndicats signataires. Mais puisqu’il y avait opposition des majoritaires, l'accord n'était pas valide, elle était légitime à rouvrir à négociation. Sans attendre, pour ne pas négocier sous la contrainte, les jours de grève et les pertes sèches pour l'entreprise risquant de s'accumuler – ce qui en train de se passer
Risque encore plus grand peut-être : rouvrir finalement la négociation4, quitte à perdre en crédibilité : ou bien il y avait des espaces de négociation possible, et ce, dès février, ou il n'y en avait pas, et du coup, il ne fallait pas reprendre la négociation. Position intenable, signe de flottement de la direction. L’annonce du référendum au contour juridique contestable, et sa mise en scène, aurait pu, à court terme, permettre à la direction de s’en sortir, mais très provisoirement : finalement là encore, la direction a été prise à contre-pied.
Facile à dire, direz-vous. Oui. Mais dans une négociation, il ne faut jamais perdre de vue le plan B, on ne sait jamais vraiment comment les choses vont tourner. Surtout chez Air France, n'oublions pas ces images d'octobre 2015, révélatrices d'une société au bord du crash social.
Et sur le sujet éminemment sensible de la réforme du ferroviaire, les deux acteurs, gouvernement d'un côté, syndicats de l'autre, seraient bien avisés d'en tirer les leçons au lieu de se draper dans leur quant à soi en affirmant "Nous irons jusqu'au bout !"
Il ne s'agit pas aujourd'hui d'autre chose que de trouver un compromis, qui, le moment venu, pourra être remis en cause. Ne l'oublions pas, rien n'est jamais figé de toute éternité : les compagnies ferroviaires ont été nationalisées en 1938 parce qu'elles perdaient de l'argent. Et même les trains, demain, n'auront plus besoin de conducteurs, comme, déjà, le metro, ou les avions, de pilotes...
Bertrand LUMINEAU
[1] C’est à dire ayant obtenu moins de 50% aux dernières élections au Comité d’entreprise (elles ont obtenu, à elles 2, 31,1% des suffrages exprimés). A noter que la loi El Khomri a inversé la règle : l’accord est valide s’il est signé par un ou plusieurs syndicats ayant obtenu moins de 50% aux dernières élections au Comité d’entreprise. Sauf qu’en matière de négociation salariale cette règle ne sera applicable qu’au 1er janvier 2019. La direction d’Air France aurait été avisée d’anticiper...
[2] s'ils ont obtenu plus de 50% des suffrages exprimés au premier tour des élections du Comité d’entreprise
[3] https://www.la-croix.com/Economie/France/gagne-combien-chez-Air-France-2018-03-30-1200928105
[4] Le 10 avril, soit 2 mois après l’opposition des syndicats majoritaire à l’accord signé par les minoritaires !
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A propos du référendum :
Si le référendum organisé par la Direction d’Air France a rendu un verdict clair,contre les propositions salariales de la direction, le mouvement de grève organisé par l’intersyndicale rend également un verdict clair, de jour de grève en jour de grève :
Et ce verdict est celui-ci : si 55,44% des salariés ont rejeté les propositions salariales de la direction le 4 mai, ils ont été 85,8% des pilotes et 81,9% pour les personnels au sol à refuser de s’associer au mot d’ordre de grève de l’intersyndicale le 7 mai.
Monsieur Janaillac, PDV d’Air France, a démissionné. Ne pourrait-on pas attendre une démission des présidents et/ou secrétaires généraux des syndicats regroupés dans l’intersyndicale dans la mesure où la plus grande partie du personnel ne suit plus les mots d’ordre de grève de celle-ci ?
Comme je donne un cours sur le recrutement depuis 3 ans déjà, je me suis fait une alerte google sur ce thème.
Et depuis plusieurs mois, j’y trouve des articles traitant de la difficulté rencontrée par des entreprises pour recruter : manque de candidat(e), manque de candidat(e) compétent(e). Dans tous les secteurs, dans tout type d’entreprise.
Nous nous souvenons de cette rangaine entonnée par les leaders du MEDEF et de la CGPME et repris par certains chefs d’entreprise, au début du quinquennat du précédent président de la république autour des charges sociales qui, en France, disaient-ils, alourdissaient considérablement le coût du travail et sapaient la compétitivité de leurs sociétés.
Mais depuis, d’abord le CICE, puis le pacte de responsabilité n’ont-ils pas eu justement comme objectif de diminuer drastiquement les charges sociales et impôts - 40 milliards ! - et de restituer des leviers aux entreprises françaises face à leur concurrentes ?
En principe, l’impact sur le chomage devrait se faire sentir.
Pas tellement en fait[1] ; une tendance certes, mais plutôt cahotique : un mois le chomage baisse, le mois suivant il remonte. Combien d’emplois créés ? Loin du million annoncé par le tonitruant Monsieur Gattaz, un peu moins de 600.000 pour 2016/2017. Mais moteur de la croissance ou effet de celle-ci ?
Finalement, le coût du travail a-t-il un si grand impact sur la performance des entreprises ? Pas tant que cela : quand le Ministre de l’économie annonce le report des exonérations de charges en compensation de la suppression du CICE au 1er janvier 2019, le nouveau Président réagit pour la forme, mais il omet de parler de l’impact sur l’emploi[2].
Un certain patronat aurait-il forcé le trait au sujet des charges pour retrouver d’autres marges de manoeuvre (pas pour l’investissement apparemment). Quels sont les vrais bénéficiaires du pacte de responsabilité ?
Du coup, le nouveau refrain repris en chœur par certains patrons d’entreprise, la difficulté à recruter, laisse perplexe, dubitatif.
Pas de personnel compétent ? Et l’apprentissage ou l’alternance, ce merveilleux outil de transmission des savoirs et savoirs faire (en Allemagne ou en Suisse, certainement), qu’en ont-ils fait nos chefs d’entreprise ? Les entrées dans le dispositif ont certes augmenté, mais très raisonnablement[3] depuis 2014 comme si ce problème des compétences n’était pas un enjeu fort de la compétitivité.
Pas très audacieux nos chefs d’entreprise « qui voudraient recruter mais en sont empêchés par le manque de compétences sur le marché du travail », pas très actifs dans ce domaine lié à l’emploi, pas très innovateurs, pas très anticipateurs, pas très agiles, eux qui demandent de plus en plus à leurs salariés de l’être.
Ne rêvons pas non plus, ce n’est pas en diminuant leurs indemnités que les chômeurs vont se sentir motivés par l’emploi : l’image renvoyée par l’entreprise n’est pas excellente. Certes, la notion de travail a toujours été liée à l’idée d’effort, de contrainte, de peine. Mais l’apparition, ces dernières années, dans le champs du social de termes comme risques psycho-sociaux, harcèlement, burn-out ne marque-t-il pas la tendance à la dégradation des rapports et relations humaines au sein de beaucoup d’entreprises ?...Et la courbe des arrêts maladie monte en flèche[4]. Illustrations également d’un fait patent : la plupart des entreprises fonctionnent de façon chronique en situation de sous-emploi, augmentant pour les salariés la charge de travail et l’intensité de celui-ci.
Autre signe d’un climat qui se détériore, comme pour donner le change, ces entreprises qui se dotent d’une politique de « bien-être au travail » et façonnent et refaçonnent à l’envi leur « marque employeur »…
Pourquoi ?
Bien sûr, je vous l’accorde, je force le trait, je généralise, et je ne devrais pas. Excusez-moi. Je suis injuste : il existe des entreprises qui anticipent et agissent en matière de formation soit pour ne pas risquer la pénurie de candidat(e)s, soit justement pour répondre à l’évolution de leurs métiers. Cnsultez les medias régionaux, ils fourmillent de cas exemplaires.
Et il existe – beaucoup – d’entreprises où il fait bon travailler !
Mais vraiment, j’ai beaucoup de mal à entendre ces chefs d’entreprise qui s’épanchent à longueur de media sur leur prétendues difficulter à recruter.
Surtout quand ils évoquent les travailleurs migrants comme solutions à leur difficultés : pourquoi pensez-vous qu’ils soient prêts à embaucher des migrants ? Juste parce qu’ils les paieront moins chers et qu’ils les imaginent dociles[5].
Bertrand Lumineau
[1] 9,1% au second trimestre 2018 au sens du chomage BIT (soit 2,5 millions de personnes in https://www.insee.fr/fr/statistiques/3598305 v/ 9,9% en 2014 (soit 2,8 millions de personnes in :
https://www.insee.fr/fr/statistiques/1906672?sommaire=1906743
[2] «L'angle mort de la politique du gouvernement, c'est la réduction des dépenses publiques. Comme cela n'est pas fait, au dernier moment, on fait de la tambouille comptable», Geoffroy Roux de Bézieux cité par Le Figaro 28/08/18
[3] A noter qu’à l’instant « T » soit en 2018, le nombre d’apprentis est inférieur à celui de la période 2011-2013 : https://www.alternance-professionnelle.fr/apprentissage-effectifs-augmenter/
[4] Les dépenses totales d'indemnités journalières = +19 % sur la période 2010-2017, et +5,3% de 08/17 à 07/18 en données brute) pour atteindre 10,6 milliards d'euros de 08/17 à 07/18. Source CNAM
[5] Consulter https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/restauration-hotellerie-sports-loisirs/emploi-de-migrants-dans-la-restauration-nous-avons-besoin-de-personnel-que-nous-n-avons-pas-en-france_2884807.html